elle une demi-heure avant le temps qu'on a coutume de faire les visites du foir. Bragg avoit alors environ cinquante ans. Il avoit été élevé dans le commerce. Nous dirons comment il s'y conduifit, & cominent il le quitta. Un marchand de province dont il regissoit les affaires, l'avoit chargé de recevoir une somme considérable. Il devint amoureux d'une de ces femmes qui font le mépris de ceux qui ont vu le monde, & la perte de ceux qui tombent entre leurs mains sans le connoître. Ses appointements ne suffifoient pas pour répondre à une pareille. intrigue. Le marchand étoit abfent, & il avoit ses fonds en mains, il oublia qu'ils ne lui appartenoient pas. Il négligea ses affaires, & prit sur la caisse de quoi fournir à ses folles dépenses. Le fonds étoit considérable, & il refolut d'en profiter auffi longtems qu'il dureroit. La belle s'embarrassoit tres-peu s'il étoit en état ou non de répondre à ses demandes; il lui fuffifoit qu'il y fatisfit. Elle étoit magnifiquement habillée; elle dépensoit autant pour sa table, qu'une femme de qualité. Elle ne paroissoit jamais en public, qu'on ne l'arrêtât pour quelque dette imaginaire. Les Baillifs avoient leur guinée d'étrenne, & elle avoit mis environ sept à huit cents livres sterling de côté, pour se précautionner contre le mauvais temps. ! M. Bragg n'avoit jamais connu le prix de l'argent, & la dame, qui pensoit coinlui, ne perdoit aucune occafion de le lui faire dépenser. Ils menoient la vie la plus ⚫ agréable du monde; ils dormoient jufqu'à une heure après-midi; un carroffe de louage les attendoit à la porte, & nos tre couple heureux se rendoit dans quelque jardin, à trois ou quatre milles de Londres. Lorsque le temps ne leur permettoit point de se promener, ils se rendoient à la Pomme de pin, & mangeoient une douzaine ou deux de pêches muscades, à un schelin la piece. La dame dînoit toujours chez elle, pour obliger les gens de la maison qui mangeoient ce qu'on desservoit. Ces fortes de gens ne connoiffent point les mets délicats; & ils ne jouiroient pas des bienfaits de la nature, si les fous n'avoient pitié d'eux. 1 Ils alloient le foir à Ranelagh, où ils prenoient du thé dans une loge qu'ils louoient exprès pour eux. Ils retour 1 1 noient fouper aux armes d'Angleterre. Telle estla vie que menoient nos deux amants. Leurs domestiques mangeoient des faisans, & buvez du vin de Bourgogne. Cela joint à la dépense des habits, aux présents que l'amant faisoit à sa maîtreffe, aux dettes imaginaires qu'il acquittoit, & aux générosités qu'il faisoit à ceux de fa connoissance qui étoient dans le besoin, mettoit un si bon ordre dans ses comptes, qu'il ne daignoit pas même les regarder. Il lui en auroit couté de les examiner, le mal étoit irréparable, & il l'augmentoit encore par fes nouvelles extravagances; mais peu lui importoit, pourvu qu'il vécût noblement. Il reçut quelques jours après une lettre qui lui apprit que fon maître étoit en chemin. pour retourner à Londres. Le jeune homme comprit qu'il étoit perdn; mais il étoit trop attaché à sa maîtreffe, pour prendre la fuite. Il avoit oui parler des fortunes que l'on faisoit au jeu dans une feule nuit. Il mit dans sa poche pour mille livres sterling de billets, & s'en fut dans un endroit où l'on donnoit à jouer. Il regagna une somme suffisante pour remplacer celle qu'il avoit mangée. Il eut affez de prudence pour aller rejoindre fon maître plutôt que sa maîtresse. Il vit le précipice d'où il s'étoit tiré, & il ne fut pas tenté d'y retomber. Il employa le temps qui lui restoit à régler ses comptes, & fi, lorsque le marchand fut de retour, il ne put lui en rendre un aufli bon de la vie qu'il avoit menée, il fatisfit du moins au principal point. Son maître prit une entiere confiance en lui, & le chargea de ses affaires. M. Bragg se voyant aimé de fon maître, & généralement estimé de ses compatriotes, mena un an ou deux une vie irréprochable. Il avoit déclaré sa résolution à sa maîtreffe, & elle ne balança point à se rendre à ses raisons. Quoiqu'elle n'eut point profité du gain qu'il avoit fait au jen, elle ne laissa pas de le féliciter de la fortune qui lui étoit assurée, & elle en fut d'autant plus ravie, qu'elle espéra pouvoir profiter un jour de la situation dans laquelle cette fortune inattendue l'avoit mis. Tels étoient les sentiments de cette charmante maîtreffe. Bragg, de fon côté, se rappellant le danger qu'il avoit couru. n'en goûta que mieux sa situation prén 1 fente. Il répara par fon affiduité la fauffe démarche qu'il avoit faite. On l'introduifit chez une famille opulente, & fes parents se cottiserent tous, pour lui faire une fortune, finon égale, du moins proportionnée à celle de la demoiselle qu'on lui avoit proposée en mariage. Ses affaires se rétablirent, & fa bonne Conduite le fit aimer de la demoiselle qu'il recherchoit. On parloit publiquement de leur mariage. Il l'accompagnoit à l'église; il foupoit tous les foirs avec elle, & il la menoit au bal. Les parents lui propoferent une partie à Vauxhall, & il l'accepta, perfuadé qu'un moyen de se l'af furer, étoit de paroître en public avec elle. Un foir qu'il y étoit, la créature mercénaire, qui l'avoit ci-devant jetté dans l'embarras où il s'étoit trouvé, vint se placer vis-à-vis de l'endroit où il étoit. Elle le fixa, il baissa les yeux, & les pa rents s'en aperçurent. Le pere, la tante, la demoiselle elle-même, voulurent favoir la cause de son embarras. La créature, qui avoit occasionné ce désordre, n'étoit pas du nombre de celles dont la profef- fion est écrite sur leurs fronts: elle étoit de la haute claffe, & il n'est pas éton |