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gea à prendre de l'argent fur la maffe commune, & fes confreres s'en étant apperçus, ne voulurent plus rien avoir à démêler avec lui.

Sa fortune changea de face, & il devint fage à ses dépens; il comprit qu'il avoit eu tort de compter fur d'autres fonds que les siens; il avoit appris à calculer; il avoit la tête faine, & il donna dans les spéculations. Il connoiffoit toutes les finesses du jeu, & il résolut de s'en fervir à fon avantage. Il ne lui manquoit que de l'argent pour commencer, & il étoit affuré par principe de s'enrichir.

Le malheur donne ordinairement du bon fens; c'est toujours dans l'indigence qu'on imagine des systemes pour faire fortune. Bragg n'avoit aucune passion qui vint le troubler dans ses méditations. Green-Park fut l'endroit qu'il choifit pour s'y livrer à fon aise; il y fut vingt matinées de suite; fon plan étoit tout dreffé, & il ne lui manquoit plus que de l'argent pour l'exécuter, lorsque le hazard lui procura le moyen de le faire. Une daine d'environ cinquante-cinq ans, qui l'avoit souvent vu de sa fenêtre dans ce lieu folitaire, eut envie de le connoître. Sa

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physionomie lui avoit plu, & elle fut le joindre. Elle s'assit sur un banc où il avoit coutume de demeurer assis une heure ou deux, comptant sa fortune future avec ses doigts. Elle ne le vit pas plutôt paroître, qu'elle fut à sa rencontre. Elle lui dit qu'elle l'avoit vu toujours affis fur ce banc, & qu'elle le quitteroit au cas qu'elle l'empêchât de s'y mettre. Bragg lui fit une profonde révérence; ils s'affirent tous deux ; ils lierent conversation ensemble; il dîna avec elle, & cette connoiffance lui fut fi favorable, qu'il se trouva en poffeffion de la somme après laquelle il soupiroit depuis fi long-temps.

Le malheur lui avoit donné de la prudence; cette aventure lui apprit à être reconnoiffant. Il ne falloit que du foin pour s'affurer du succès. Il fut attentif à toutes ses démarches. La vieille dame fut lattée qu'il employât une partie de l'argent qu'elle lui avoit donné à s'équiper décemment; & tant que fa bonne fortune dura, elle n'eut pas lieu de l'accuser d'avoir oublié la source dont il la tenoit. Il fut bientôt en état de se passer des bontés de la dame. Comme il jouoit par principe, sa fortune augmenta au point, que dans

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le temps qu'il s'adressa à Lesbie, il avoit tout au moins vingt-cinq mille livres sterling. Personne n'étoit plus beau joueur que M. Bragg; mais on peut dire aussi que personne ne gagnoit si souvent que lui; & la raifon en est qu'il savoit se modérer au jeu, & qu'il ne laiffoit échapper aucun de ses avantages. Quelque temps avant qu'il connut Lesbie, il avoit enterré la protectrice dont il avoit mérité les bontés par sa bonne conduite. Il avoit résolu de contracter une liaison qui fût plus de son goût; il connoissoit assez le monde, pour faire beaucoup de dupes, & n'être celle de perfonne; il ne vouloit point fur - tout s'attacher à une femme qui eut affez bonne opinion d'elle - mêine pour s'imaginer d'avoir fait sa fortune. Il abhorroit les femmes volages, & comme il vouloit que la liaison fût durable, il avoit plus confulté sa raison que fon goût. Ce ne fut point la beauté de Lesbie qui le captiva; il s'étoit informé de fon caractere & de sa fortune; il lui trouva du bon sens, & il résolut de s'attacher à elle.

M. Bragg ne se trompa point. Lesbie, dans le temps qu'il lui écrivit, étoit telle qu'il se l'étoit figurée; mais elle devint toute autre depuis qu'elle eut reçu sa lertre. L'esprit change avec la fortune ; & cette même Lesbie, qui un peu auparavant avoit pris la résolution de se pendre & de se noyer, devint la femme la plus infolente du monde. L'homme quia alJumé l'orgueil dans le cœur d'une femme, n'est pas plus à l'abri qu'un autre de fon influence, & Bragg trouva dans Lesbie dont il avoit enflé le cœur par sa déclaration, une créature entiérement différente de cette Lesbie qui désespéroit d'avoir jamais un feul adorateur.

L'entrevue fut des plus étranges. Bragg avoit pris soin de cacher sous un extérieur riant, & une perruque bien poudrée, le tort que cinquante ans de vie avoient fait à fon visage. Lesbie, de fon côté, n'avoit rien négligé pour paroître plus jeune qu'elle ne l'étoit. Ils parlerent, ils folâtrerent ensemble; ils s'efforcerent de paroître aimables, & ils y réuffirent. L'enjouement, plus que les habits, cacha les défauts de l'amant, & l'affabilité de Lesbie produifit fur le cœur de celui-ci le même effet que les charmes de l'illuftre Fanny. Cette premiere entrevue fur

suivie d'une seconde, & celle-ci d'une troisieme. Le carrosse de M. Bragg étoit continuellement à la porte de Lesbie; Lesbie ne pouvoit se passer un moment de M. Bragg. Les hommes envierent à l'amant la conquête qu'il avoit faite, & les femmes féliciterent Lesbie de la bonne fortune qu'elle avoit trouvée.

Lesbie, que l'idée d'époufer un escroc avoit d'abord choquée, se familiarisa avec elle, lorsqu'elle vit le bon accueil que le monde lui faifoit. Elle s'accoutuma insensiblement aux épithetes de filou, de coupeur de bourse qu'on donnoit à fon amant; & fi les femmes parloient en fa présence de cinq as, elle répondoit qu'el les n'avoient pas eu assez d'esprit pour faire leur fortune. Ce premier choc, tout terrible qu'il étoit, ne fut rien au prix de celui qu'elle eut à éprouver. Elle avoit eu de la peine à se réfoudre à devenir la femme d'un filou; que dût-elle penfer, lorsqu'il lui proposa de la prendre en qua lité de maîtresse? c'est là cependant ce qu'il vouloit. L'amant le lui proposa avec tous les ménagements possibles, & elle lui ordonna de ne plus paroître devant elle. Bragg s'y étoit attendu, & ne fut par

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