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point parlé de mes études et de mes voyages par une vaine ostentation, mais pour montrer la juste défiance que j'ai de mes talents, et les soins que je prends d'y suppléer par tous les moyens qui sont à ma disposi tion. On doit voir aussi dans ces travaux mon respect pour le public, et l'importance que j'attache à tout ce qui concerne de près ou de loin les intérêts de la religion.

Il ne me reste plus qu'à parler du genre de cet ouvrage. Je ne prendrai aucun parti dans une question si long-temps débattue; je me contenterai de rapporter les autorités.

On demande s'il peut y avoir des poëmes en prose? question qui, au fond, pourroit bien n'être qu'une dispute de mots.

Aristote, dont les jugements sont des lois, dit positivement que l'épopée peut être écrite en prose ou en

vers:

Η δὲ Εποποιία μόνον τοῖς λόγοῖς ψιλοῖς, ἢ τοῖς μέτροις ".

Et, ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'il donne au vers homérique, ou vers simple, un nom qui le rapproche de la prose, cuerpia, comme il dit de la prose poétique, ψιλοὶ λόγοι.

Denys d'Halicarnasse, dont l'autorité est également respectée, dit :

Il est possible qu'un discours en prose ressemble «à un beau poëme ou à de doux vers; un poëme et des chants lyriques peuvent ressembler à une prose << oratoire. >>

Πῶς γράφεται λέξις ἄμετρος ὁμοία καλῶ ποιήματι ἤ μέλει, καὶ πως ποίημα γε ἡ μέλος πεζῇ λέξει καλῇ παραπλήσιον 2.

ARIST., de Art. poet., pag. 2. Paris, 1645, in-8",

2 DION. HALIC., tom. II, pag. 51; cap. xxv.

Le même auteur cite des vers charmants de Simonide

sur Danaé, et il ajoute :

« Ces vers paroissent tout-à-fait semblables à une « belle prose '.»

Strabon confond de la même manière les vers et la prose 2.

Le siècle de Louis XIV, nourri de l'antiquité, paroît avoir adopté le même sentiment sur l'épopée en prose. Lorsque le Télémaque parut, on ne fit aucune difficulté de lui donner le nom de poëme. Il fut connu d'abord sous le titre des Aventures de Télémaque, ou Suite du Ive livre de l'Odyssée. Or, la suite d'un poëme ne peut être qu'un poëme. Boileau, qui, d'ailleurs, juge le Télémaque avec une rigueur que la postérité n'a point sanctionnée, le compare à l'Odyssée, et appelle Fénelon un poëte.

« Il y a, dit-il, de l'agrément dans ce livre, et une <«< imitation de l'Odyssée que j'approuve fort. L'avidité

avec laquelle on le lit fait bien voir que si l'on tra<«<duisoit Homère en beaux mots il feroit l'effet qu'il << doit faire et qu'il a toujours fait...... Le Mentor du « Télémaque dit de fort bonnes choses, quoique un peu <«< hardies, et enfin M. de Cambrai me paroît beaucoup << meilleur poëte que théologien 3. »

Dix-huit mois après la mort de Fénelon, Louis de Sacy, donnant son approbation à une édition du Télémaque, appelle cet ouvrage un poëme épique, quoique en prose.

Ramsay lui donne le même nom.

L'abbé de Chanterac, cet ami intime de Fénelon, écrivant au cardinal Gabrieli, s'exprime de la sorte:

2

I DION. HALIC., tom. II, pag. 60.

STRAB., lib. 1, pag. 12, fol. 1597.

3 Lettres de Boileau et de Brossette, tom. 1, pag. 46.

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«Notre prélat avoit autrefois composé cet ouvrage (le Télémaque) en suivant le même plan qu'Homère « dans son Iliade et son Odyssée, ou Virgile dans son « Énéide. Ce livre pourroit être regardé comme un «< poëme : il n'y manque que le rhythme. L'auteur avoit voulu lui donner le charme et l'harmonie du style poétique 1.D

Enfin, écoutons Fénelon lui-même :

« Pour Télémaque, c'est une narration fabuleuse en <forme de poëme héroïque, comme ceux d'Homère et << de Virgile 2. >>

Voilà qui est formel 3.

Faydit et Gueudeville 5 furent les premiers critiques

'Histoire de Fénelon, par M. DE BEAUSSET, tom. II, pag. 194. 2 Id., pag. 196, Manuscrits de Fénelon.

3 A ces autorités, je joindrai ici celle de Blair : elle n'est pas sans appel pour des François; mais elle constate l'opinion des étrangers sur le Télémaque; elle est d'un très grand poids dans tout ce qui concerne la littérature ancienne; et enfin le docteur Blair est de tous les critiques anglois celui qui se rapproche le plus de notre goût et de nos jugements littéraires.

In reviewing the epic poets, it were unjust to make no mention of the amiable author of the Adventures of Telemachus. His work, though not composed in verse, is justly entitled to be held a poem, The measured poetical prose in which it is written, is remarkably harmonious; and gives the style nearly as much elevation as the french language is capable of supporting, even in regular verses. »

En passant en revue les poëtes épiques, il seroit injuste de ne ⚫ pas faire mention de l'aimable auteur des Aventures de Télémaque. Quoique son ouvrage ne soit pas composé en vers, on peut, à juste titre, le regarder comme un poëme. La prose poétique et mesurée du Télémaque est singulièrement harmonieuse, et elle donne au style presque autant d'élévation que la langue françoise peut en supporter, même en vers *. »

4 La Télémacomanie.

5 Critique générale du Télémaque.

*Lect. on Rhet., by H. BLAIR, tom. 111, pag. 276.

qui contestèrent au Télémaque le titre de poëme contre l'autorité d'Aristote et de leur siècle : c'est un fait assez singulier. Depuis cette époque, Voltaire et La Harpe ont déclaré qu'il n'y avoit point de poëme en prose : ils étoient fatigués et dégoûtés par les imitations que l'on avoit faites du Télémaque. Mais cela est-il bien juste ? Parce qu'on fait tous les jours de mauvais vers, faut-il condamner tous les vers? et n'y a-t-il pas des épopées en vers d'un ennui mortel?

Si le Télémaque n'est pas un poëme, que sera-t-il ? Un roman? Certainement le Télémaque diffère encore plus du roman que du poëme, dans le sens où nous entendons aujourd'hui ces deux mots.

Voilà l'état de la question : je laisse la décision aux habiles. Je passerai, si l'on veut, condamnation sur le genre de mon ouvrage; je répèterai volontiers ce que j'ai dit dans la préface d'Atala: vingt beaux vers d'Homère, de Virgile ou de Racine, seront toujours incomparablement au-dessus de la plus belle prose du monde. Après cela, je prie les poëtes de me pardonner d'avoir invoqué les Filles de Mémoire pour m'aider à chanter les Martyrs. Platon, cité par Plutarque, dit qu'il emprunte le nombre à la poésie, comme un char pour s'envoler au ciel. J'aurois bien voulu monter aussi sur ce char, mais j'ai peur que la divinité qui m'inspire ne soit une de ces Muses inconnues sur l'Hélicon, qui n'ont point d'ailes, et qui vont à pied, comme dit Horace, Musa pedestris.

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