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perdu leur douce liberté; l'hôte de Démodocus le revêt d'une fine tunique et d'un manteau précieux; le prince de la jeunesse, l'aîné des fils d'Ancée, couronné d'une branche de peuplier blanc, immole à Hercule un sanglier nourri dans les bois d'Érymanthe; les parties de la victime destinées à l'offrande sont recouvertes de graisse, et consumées avec des libations sur des charbons embrasés. Un long fer à cinq rangs présente à la flamme bruyante le reste des viandes sacrées; le dos succulent de la victime et les morceaux les plus délicats sont servis aux voyageurs; Démodocus reçoit une part trois fois plus grande que celle des autres convives. Un vin odorant gardé pendant dix années coule en flots de pourpre dans une coupe d'or; et les dons de Cérès, que Triptolème fit connoître aux pieux Arcas, remplacent le gland dont se nourrissoient jadis les Pélasges, premiers habitants de l'Arcadie.

Cependant Démodocus ne peut goûter avec joie les honneurs de l'hospitalité; il brûle d'arriver chez Lasthénès. Déjà la nuit couvroit les chemins de son ombre on sépare la langue de la victime, on fait les dernières libations à la mère des songes, ensuite on conduit le prêtre d'Homère et la prêtresse des Muses sous un portique sonore, où des esclaves avoient préparé de molles toisons.

Démodocus attend avec impatience le retour de la lumière.

<< Ma fille, disoit-il à Cymodocée qu'une puissance inconnue privoit aussi du sommeil, malheur à ceux que la pitié ou une vive reconnoissance

n'arracha jamais au pouvoir de Morphée. Il n'est pas permis d'entrer dans les temples des dieux avec du fer; on n'entrera point dans l'Élysée avec un cœur d'airain. »>

Aussitôt que l'aurore eut éclairé de ses premiers rayons l'autel de Jupiter qui couronne le mont Lycée, Démodocus fit attacher les mules à son char. En vain le généreux Ancée veut retenir son hôte : le prêtre d'Homère part avec sa fille. Le char roule à grand bruit hors des portiques; il prend sa course vers le temple d'Eurynome caché dans un bois de cyprès; il franchit le mont Élaïus; il dépasse la grotte où Pan retrouva Cérès qui refusoit ses bienfaits aux laboureurs, et qui pourtant se laissa fléchir par les Parques, une seule fois favorables aux mortels.

Les voyageurs traversent l'Alphée au-dessous du confluent du Gorthynius, et descendent jusqu'aux eaux limpides du Ladon. Là se présente une tombe antique, que les nymphes des montagnes avoient environnée d'ormeaux : c'étoit celle de cet Arcadien pauvre et vertueux, d'Aglaüs de Psophis, que l'oracle de Delphes déclara plus heureux que le roi de Lydie. Deux chemins partoient de cette tombe: l'un serpentoit le long de l'Alphée, l'autre s'élevoit dans la montagne.

Tandis qu'Évémon délibéroit en lui-même s'il suivroit l'une ou l'autre route, il aperçut un homme déjà sur l'âge, assis auprès du tombeau d'Aglaüs. La robe dont cet homme étoit vêtu ne différoit de celle des philosophes grecs que parce qu'elle étoit d'une

étoffe blanche commune: il avoit l'air d'attendre les voyageurs dans ce lieu, mais il ne paroissoit ni curieux ni empressé.

Lorsqu'il vit le char s'arrêter, il se leva, et s'adressant à Démodocus :

« Voyageur, dit-il, demandez-vous votre chemin, ou venez-vous visiter Lasthénès ? Si vous voulez vous reposer chez lui, il en éprouvera beaucoup de joie. » Étranger, répondit Démodocus, Mercure ne vint pas plus heureusement à la rencontre de Priam, lorsque le père d'Hector se rendoit au camp des Grecs. Ta robe annonce un sage, et tes propos sont courts, mais pleins de sens. Je te dirai la vérité : nous cherchons le riche Lasthénès, que ses grands biens font passer pour un homme très heureux. Il habite sans doute ce palais que j'aperçois au bord du Ladon, et qu'on prendroit pour le temple du dieu de Cyllène?

Ce palais, répondit l'inconnu, appartient à Hiéroclès, proconsul d'Achaïe. Vous êtes arrivés à l'enclos de l'hôte que vous cherchez, et le toit de chaume que vous entrevoyez sur la croupe de la montagne est la demeure de Lasthénès. »

En achevant ces mots, l'étranger ouvrit une barrière, prit les mules par le frein, et fit entrer le char dans l'enclos.

Seigneur, dit-il alors à Démodocus, on fait aujourd'hui la moisson si votre serviteur veut conduire vos mules à l'habitation prochaine, je vous montrerai le champ où vous trouverez la famille de Lasthénès. »

Démodocus et Cymodocée descendirent du char, et marchèrent avec l'étranger. Ils suivirent quelque temps un sentier tracé au milieu des vignes, sur un terrain penchant où croissoient çà et là quelques hêtres d'une grosseur démesurée. Ils aperçurent bientôt un champ hérissé de faisceaux de gerbes, et couvert d'hommes et de femmes qui s'empressoient, les uns à charger des chariots, les autres à couper et à lier des épis. En arrivant au milieu des moissonneurs, l'inconnu s'écria :

« Le Seigneur soit avec vous !»
Et les moissonneurs répondirent:
« Dieu vous donne sa bénédiction! »

Et ils chantoient, en travaillant, un cantique sur un air grave. Des glaneuses les suivoient en cueillant les nombreux épis qu'ils laissoient exprès derrière eux leur maître l'avoit ordonné ainsi, afin que ces pauvres femmes pussent ramasser un peu de blé sans honte. Cymodocée reconnut de loin le jeune homme de la forêt; il était assis, avec sa mère et ses sœurs, sur des gerbes, à l'ombre d'un andrachné. La famille se leva et s'avança vers les étrangers.

Séphora, dit le guide de Démodocus, ma chère épouse, remercions la Providence qui nous envoie des voyageurs. »

« Comment! s'écria le père de Cymodocée, c'était là le riche Lasthénès, et je ne l'ai pas reconnu ! Ah! combien les dieux se jouent du discernement des hommes ! Je t'ai pris pour l'esclave chargé par son maître d'exercer les devoirs de l'hospitalité. »

Lasthénès s'inclina.

Eudore, les yeux baissés, et donnant sa main à la plus jeune de ses sœurs, se tenoit respectueusement derrière sa mère.

« Mon hôte, dit Démodocus, et vous, sage épouse de Lasthénès, semblable à la mère de Télémaque, votre fils vous a sans doute appris ce qu'il a fait pour ma fille, que les faunes avoient égarée dans les bois. Montrez-moi le noble Eudore, que je l'embrasse comme mon fils! »

« Voilà Eudore, derrière sa mère, répondit Lasthénès. J'ignore ce qu'il a fait pour vous : il ne nous en a pas parlé. »

Démodocus resta confondu.

<< Quoi! pensoit-il en lui-même, ce simple pasteur est le guerrier qui triompha de Carrausius, le tribun de la légion britannique, l'ami du prince Constantin !»

Revenu enfin de son premier étonnement, le prêtre d'Homère s'écria:

« J'aurois dû reconnoître Eudore à sa taille de héros, moins haute cependant que celle de Lasthénès, car les enfants n'ont plus la force de leurs pères. O toi qui pourrois être le plus jeune de mes fils, que les dieux t'accordent ce que tu désires! Je t'apporte une coupe d'un prix inestimable: mon esclave l'ôtera de mon char, et tu la recevras de mes mains. Jeune et vaillant guerrier, Méléagre étoit moins beau que toi lorsqu'il charma les yeux d'Atalante! Heureux ton père, heureuse ta mère, mais plus heureuse encore celle qui doit partager

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