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amoureux d'elle. La troupe, impatiente d'entendre le récit d'Eudore, s'arrête dans ce lieu, et s'assied sous des peupliers dont le soleil levant doroit la cime. Après avoir demandé le secours du ciel, le jeune chrétien parla de la sorte:

« Je suis obligé, seigneurs, de vous entretenir un moment de ma naissance, parce que cette naissance est la première origine de mes malheurs. Je descends, par ma mère, de cette pieuse femme de Mégare qui enterra les os de Phocion sous son foyer, en disant: << Cher foyer, garde fidèlement les res«tes d'un homme de bien. »

«

« J'eus pour ancêtre paternel Philopomen. Vous savez qu'il osa seul s'opposer aux Romains, quand ce peuple libre ravit la liberté à la Grèce. Mon aïeul succomba dans sa noble entreprise; mais qu'importent la mort et les revers, si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie?

«Notre patrie expirante, pour ne point démentir son ingratitude, fit boire du poison au dernier de ses grands hommes. Le jeune Polybe', au milieu d'une pompe attendrissante, transporta de Messène à Mégalopolis la dépouille de Philopomen. On eût dit que l'urne, chargée de couronnes et couverte de bandelettes, renfermoit les cendres de la Grèce entière. Depuis ce moment, notre terre natale, comme un sol épuisé, cessa de porter des citoyens magnanimes. Elle a conservé son beau nom, mais elle ressemble à cette statue de Thémistocle, dont C'est l'historien.

les Athéniens de nos jours ont coupé la tête pour la remplacer par la tête d'un esclave.

« Le chef des Achéens ne reposa pas tranquille au fond de sa tombe: quelques années après sa mort, il fut accusé d'avoir été l'ennemi de Rome, et poursuivi criminellement devant le proconsul Mummius, destructeur de Corinthe. Polybe, protégé par Scipion Nasica, parvint à sauver de la proscription les statues de Philopomen; mais cette délation sacrilége réveilla la jalousie des Romains contre le sang du dernier des Grecs : ils exigèrent qu'à l'avenir le fils aîné de ma famille fût envoyé à Rome dès qu'il auroit atteint l'âge de seize ans, pour y servir d'otage entre les mains du sénat.

« Accablée sous le poids du malheur, et toujours privée de son chef, ma famille abandonna Mégalopolis, et se retira tantôt au milieu de ces montagnes, tantôt dans un autre héritage que nous possédons au pied du Taygète, le long du golfe de Messénie. Paul, le sublime apôtre des gentils, apporta bientôt à Corinthe le remède contre toutes les douleurs. Lorsque le christianisme éclata dans l'empire romain, tout étoit plein d'esclaves ou de princes abattus: le monde entier demandoit des consolations ou des espérances.

« Disposée à la sagesse par les leçons de l'adversité et par la simplicité des mœurs arcadiennes, ma famille fut la première dans la Grèce à embrasser la loi de Jésus-Christ. Soumis à ce joug divin, je passai les jours de mon enfance au bord de l’Alphée et parmi les bois du Taygète. La religion te

nant mon âme à l'ombre de ses ailes, l'empêchoit, comme une fleur délicate, de s'épanouir trop tôt; et prolongeant l'ignorance de mes jeunes années, elle sembloit ajouter de l'innocence à l'innocence

même.

« Le moment de mon exil arriva. J'étois l'aîné de ma famille, et j'avais atteint ma seizième année; nous habitions alors nos champs de la Messénie. Mon père, dont j'allois prendre la place, avoit obtenu, par une faveur particulière, la permission de revenir en Grèce avant mon départ : il me donna sa bénédiction et ses conseils. Ma mère me conduisit au port de Phères, et m'accompagna jusqu'au vaisseau. Tandis qu'on déployoit la voile, elle levoit les mains au ciel, en offrant à Dieu son sacrifice. Son cœur se brisoit à la pensée de ces mers orageuses et de ce monde plus orageux encore que j'allois traverser, navigateur sans expérience. Déjà le navire s'avançoit dans la haute mer, et Séphora restoit encore avec moi afin d'encourager ma jeunesse, comme une colombe apprend à voler à son petit lorsqu'il sort pour la première fois du nid. maternel. Mais il lui fallut me quitter; elle descendit dans l'esquif qui l'attendoit attaché au flanc de notre trirème. Long-temps elle me fit des signes du bord de la barque qui la reportoit au rivage je poussois des cris douloureux ; et, quand il me devint impossible de distinguer cette tendre mère, mes yeux cherchoient encore à découvrir le toit où j'avois été nourri, et la cime des arbres de l'héritage paternel.

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«Notre navigation fut longue : à peine avionsnous passé l'île de Théganuse, qu'un vent impétueux du couchant nous obligea de fuir dans les régions de l'aurore jusqu'à l'entrée de l'Hellespont. Après sept jours d'une tempête qui nous déroba la vue de toutes les terres, nous fûmes trop heureux de nous réfugier vers l'embouchure du Simoïs, à l'abri du tombeau d'Achille. Quand la tempête fut calmée, nous voulûmes remonter à l'occident; mais le constant zéphyr, que le Bélier céleste amène des bords de l'Hespérie, repoussa long-temps nos voiles: nous fûmes jetés tantôt sur les côtes de l'Éolide, tantôt dans les parages de la Thrace et de la Thessalie. Nous parcourûmes cet archipel de la Grèce, où l'aménité des rivages, l'éclat de la lumière, la douceur et les parfums de l'air, le disputent au charme des noms et des souvenirs. Nous vîmes tous ces promontoires marqués par des temples ou des tombeaux. Nous touchâmes à différents ports; nous admirâmes ces cités, dont quelques-unes portent le nom d'une fleur brillante, comme la rose, la violette, l'hyacinthe, et qui, chargées de leurs peuples ainsi que d'une semence féconde, s'épanouissent au bord de la mer, sous les rayons du soleil. Quoiqu'à peine sorti de l'enfance, mon imagination étoit vive et mon cœur déjà susceptible d'émotions profondes. avoit sur notre vaisseau un Grec enthousiaste de sa patrie, comme tous les Grecs. Il me nommoit les lieux que je voyois :

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Orphée entraîna les chênes de cette forêt au

<< son de sa lyre; cette montagne, dont l'ombre s'é

<< tend si loin, avoit dû servir de statue à Alexandre; « cette autre montagne est l'Olympe, et son vallon, « le vallon de Tempé; voilà Délos qui fut flottante « au milieu des eaux; voilà Naxos où Ariadne fut << abandonnée; Cécrops descendit sur cette rive, « Platon enseigna sur la pointe de ce cap, Démosthène harangua ces vagues, Phryné se baignoit « dans ces flots lorsqu'on la prit pour Vénus! Et «< cette patrie des dieux, des arts et de la beauté, « s'écrioit l'Athénien en versant des pleurs de rage, « est en proie aux barbares!»

« Son désespoir redoubla lorsque nous traversâmes le golfe de Mégare. Devant nous étoit Égine, à droite le Pyrée, à gauche Corinthe. Ces villes, jadis si florissantes, n'offroient que des monceaux de ruines. Les matelots même parurent touchés de ce spectacle. La foule accourue sur le pont gardoit le silence: chacun tenoit ses regards attachés à ces débris; chacun en tiroit peut-être secrètement une consolation dans ses maux, en songeant combien nos propres douleurs sont peu de chose, comparées à ces calamités qui frappent des nations entières, et qui avoient étendu sous nos yeux les cadavres de ces cités.

« Cette leçon sembloit au-dessus de ma raison naissante cependant je l'entendis; mais d'autres jeunes gens qui se trouvoient avec moi sur le vaisseau y furent insensibles. D'où venoit cette différence? de nos religions: ils étoient païens, j'étois chrétien. Le paganisme, qui développe les passions avant l'âge, retarde les progrès de la raison; le

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