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REMARQUES

SUR LE LIVRE NEUVIÈME.

Ce chant commence par une plainte touchante que Milton fait d'avance sur les malheurs qui menacent nos premiers pères; bientôt, au lieu de chanter les noeuds qui unissoient la terre et le ciel, les anges en commerce avec l'homme, et partageant à sa table les fruits de son jardin, il va, dit-il, chanter la dégradation de l'homme et de la nature, la terre profanée par le crime, et la vengeance d'un Dieu justement irrité: tout lamentable qu'il est, ce sujet est à ses yeux au-dessus de ceux qu'ont traités Homère, Virgile, et sur-tout les poëtes épiques modernes. Ici Milton oublie le ton de l'épopée pour celui de la satire; il tourne en ridicule les longues descriptions de combats, de tournois et de fêtes qu'ont prodiguées les poëtes italiens. Si l'on en croit quelques uns de ses commentateurs, c'est le Boïardo qu'il avoit principalement en vue dans ces invectives poétiques. Si l'Arioste y étoit compris, cette accusation injuste ne pourroit faire tort qu'à Milton. En effet, son ouvrage est une des compositions les plus originales de la poésie moderne; et c'est la peinture de la valeur chevaleresque qui en fait un des plus beaux ornements. Je demande la permission de citer ici le portrait que j'en ai tracé dans un discours adressé à M. le comte de Tressan, traducteur élégant de ce poëte:

« Vous savez, monsieur, qu'on demandoit à l'Arioste où il avoit pris toutes ses folies. Vous, monsieur, qui l'avez reproduit dans notre langue, vous lui avez plus d'une fois

demandé où il avoit près ce génie si souple et si facile, qui parcourt sans disparates les tons les plus opposés: qui, par un genre de plaisanterie nouveau, ne relève les objets que pour mieux les abaisser; de l'expression sublime descend subitement, mais sans secousse, à l'expression familière, pour causer au lecteur tout-à-coup désabusé la plus agréable surprise; se joue du sublime, du pathétique de son sujet, de son lecteur; commence mille illusions qu'il détruit aussitôt, fait succéder le rire aux larmes, cache la gaieté sous le sérieux, et la raison sous la folie; espèce de tromperie ingénieuse et nouvelle ajoutée aux mensonges riants de la poésie.

« Il semble que le peu d'importance qu'il paroît attacher à toutes ces imaginations, auroit dû désarmer la critique; cependant à ce poëte si peu sérieux, même quand il paroît l'être le plus, elle a très sérieusement reproché le désordre de son plan.

« Vous savez mieux que personne, monsieur, combien ce désordre est piquant, combien il a fallu d'art pour rompre et relier tous ces fils, pour faire démêler au lecteur cette trame, comme il le dit lui-même, d'événements entrelacés les uns dans les autres, pour l'arrêter au moment le plus intéressant, sans le rebuter, et, ce qui est le comble de l'adresse, entretenir toujours une curiosité toujours trompée."

Si Milton avoit voulu désigner le Tasse, il y auroit non seulement de l'injustice, mais de l'ingratitude; car il a emprunté de ce poëte de grandes beautés, et principalement la première idée du caractère de Satan, qui est déja fièrement dessiné dans la Jérusalem délivrée. Mais c'est avec raison qu'il met son sujet au-dessus de tous ceux qui ont été traités avant lui: la colère d'Achille et celle de Junon ne

peuvent se comparer à celle de l'Être éternel, ni même à celle de Satan. L'intérêt sur lequel sont fondés ces deux ouvrages est celui de deux nations; le poëme de Milton

intéresse tout le genre humain. J'ai peut-être eu tort de ne pas traduire assez fidélement un vers où il nous apprend qu'il avoit médité depuis long-temps le poëme, mais qu'il n'avoit exécuté son projet que dans les dernières années de sa vie.

Le chant dont nous allons rendre compte, sous le rapport de l'action et de l'intérêt, est sans contredit le plus beau du poëme.

L'action commence au moment où Satan, banni par Gabriel du paradis terrestre, après s'en être échappé la nuit, y revient à la faveur de l'obscurité du soir : il avoit dans l'intervalle fait deux fois le tour du monde, du nord au sud et du sud au nord. Milton suppose que le résultat de ce voyage est d'avoir reconnu le serpent comme le plus rusé des animaux. Décidé à prendre la forme de l'un d'entre eux, il choisit celle de ce reptile; mais avant d'entrer dans son corps, il adresse à la terre un magnifique discours, dans lequel sa jalousie contre l'homme, souverain de ce nouveau monde, lui en fait exagérer la beauté. La description qu'il en fait est de la plus grande richesse, et produit d'autant plus d'effet, que la paix de ce séjour délicieux est en contraste avec le tumulte de ses passions féroces.

Ce discours est un de ceux où le caractère de Satan est le plus énergiquement tracé.

Chaque trait est brûlant de rage et de jalousie; on ne trouvera dans aucun autre rien qui l'égale pour la vivacité des passions, l'énergie et le mouvement des vers qu'on va lire:

O combien me plairoit votre aspect enchanteur ('),
Si le plaisir encore étoit fait pour mon cœur!

Il n'en est plus pour moi: pour calmer mes supplices,
J'ai besoin de forfaits, j'ai besoin de complices:

(') L'aspect de la terre.

Il me faut un malheur à mes malheurs égal;

Le bien n'est plus pour moi que dans l'excès du mal.

Enfer, enfin j'ai fui ton océan de flamme,

Un enfer plus ardent se rallume en mon ame;

Il me suit sur la terre, il me suivroit aux cieux,

Si je n'humiliois leur despote orgueilleux.

Le monde est son chef-d'œuvre, et l'homme son image:
Au dieu qui les a faits faisons un double outrage.
Mon sort est trop cruel s'il n'est point partagé;

Satan se croit heureux, si Satan est vengé.
Qu'alors tombe sur moi le sort de mes victimes;
Que mes calamités l'emportent sur mes crimes,
Par les douleurs d'autrui je serai consolé.
Que l'homme soit perdu, son séjour désolé :
Ce monde est fait pour lui, ce monde m'importune;
De ce maître odieux qu'il suive la fortune.
Objets de mon envie, objets de mon courroux,
Homme, Dieu, terre, ciel, évanouissez-vous.
Dans les mêmes projets ma haine vous rassemble.
Je vous attaque tous; périssez tous ensemble;
Qu'au gré de ma fureur, tout soit anéanti!
Rendons-leur le tourment que mon cœur a senti;

Et qu'heureux d'un désordre où mon bonheur se fonde,
Satan seul soit debout sur les débris du monde!
Alors je pars content: je cours dire aux enfers.
« Le voici, le vainqueur du Dieu de l'univers!
Tombez tous à ses pieds, rendez-lui tous hommage!
De six jours en un seul j'ai renversé l'ouvrage (1). »

Milton, dans la peinture qu'il fait du serpent avant que Satan se soit introduit dans son corps, se plaît à exprimer son état actuel d'innocence, qui forme un contraste ingénieux avec la perfidie dont il doit être bientôt l'instrument et l'organe.

Il semble aussi que le poëte ait fait à dessein une description non moins intéressante que celle qui la précède, de l'innocence des travaux champêtres, et des occupations paisibles des deux époux. On la lit avec d'autant plus de

(') L'ouvrage du Très-Haut.

plaisir, qu'on éprouve déja le pressentiment des malheurs et des crimes qui doivent leur succéder.

Une des choses les plus dignes de remarque, c'est l'adresse avec laquelle le poëte, pour rendre vraisemblable la foiblesse et la chute d'Eve, amène et motive son éloignement de son époux, sous les yeux duquel elle n'auroit osé faillir. Plus Adam montre de défiance de sa fragilité, plus il irrite sa vanité, et la dispose à s'écarter de lui; et en cela il a prouvé une profonde connoissance du cœur. Peut-être pourroit-on reprocher quelque longueur à ce débat: du reste, écrit avec beaucoup d'élégance et de simplicité, il contient plusieurs vers pleins de finesse et de grace, tels que ceux-ci dans la bouche d'Adam:

Non, je ne te crains point; mais je crains ton absence...

Et ceux-ci :

Pars; Ève, à mes conseils à regret complaisante,
Présente malgré soi, seroit encore absente.

Le moment où Ève se sépare de son époux est peint avec intérêt. Son époux l'invite à un prompt retour, et la suit long-temps des yeux: Ève lui promet d'abréger son absence; mais déja le lecteur éprouve le triste pressentiment du malheur qui l'attend.

La peinture du serpent est telle qu'elle doit être au moment d'attaquer Ève séparée d'Adam. Cet air majestueux, la moitié de son corps fièrement relevée, cette attitude droite, en le rapprochant de l'homme, rendent plus vraisemblable l'attaque qu'il va lui livrer, et en font, pour ainsi dire, un rival digne de lui. Rien n'est mieux décrit que la marche adroite qu'il fait vers celle qu'il vient tenter; c'est avec un esprit infini qu'il compare ses détours multipliés à ceux d'un nocher qui louvoie en arrivant au port.

T. XV. PARADIS PERDU. III.

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